LES MIGRANTS DE LA CORNE DE L’AFRIQUE

Djibouti, 2019-2022

 

Dans le désert djiboutien, des milliers de migrants bravent les chaleurs extrêmes, la déshydratation, l’épuisement et l’exploitation. Ils se lancent sur les routes en espérant trouver du travail en Arabie Saoudite et une vie meilleure.

 

Petit pays de la Corne de l’Afrique, Djibouti est bordé par la Somalie au sud, l’Érythrée au nord et l’Éthiopie à l’ouest. La côte est du pays débouche sur le Golfe d’Aden, porte d’entrée vers le Yémen pour les migrants éthiopiens qui cherchent à rejoindre l’Arabie Saoudite.

Chaque jour, des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants affrontent le désert sous des températures avoisinant les 50 degrés en été où l’ombre des arbres se fait presque aussi rare que l’eau potable. Le voyage se fait principalement à pied et peut durer plusieurs mois.

Djibouti constitue depuis longtemps un espace d’attraction régional. Une monnaie forte, un dynamisme économique et une stabilité sécuritaire dans une région en proie aux tensions ont établis le pays comme une terre d’accueil. La présence sur le territoire des deux communautés majeures Afars et Somalis a favorisé son attractivité pour les voisins éthiopien et somalien où ces communautés sont également largement représentées. Depuis les années 1960 Djibouti est devenu un espace de repli pour les réfugiés et sinistrés de la région qui ont dû faire face à plusieurs crises dans la région : coup d’état militaire de Siyaad Barre en Somalie en 1969, déposition de Haïlé Selassié en Éthiopie en 1974, sécheresse de 1973-1974, guerre de l’Ogaden entre l’Éthiopie et la Somalie, renversement du pouvoir central en Éthiopie (1991) et en Somalie (1991), le déclenchement d’une guerre civile à Djibouti (1991) et en Somalie (1988)[1].

La diversification ethnique des migrants arrivant à Djibouti à partir des années 1990 vient modifier une politique généralement favorable d’intégration. Les migrants ne sont plus seulement Afars ou Somalis mais Habeshas (Sont considérés comme Habeshas les Amharas, les Tigréens et plus largement toutes les populations chrétiennes d’Éthiopie) et Oromo. N’ayant pas de lien tangible avec les habitants de Djibouti, comme cela est le cas pour les Afars et Somali, les nouvelles communautés vivent à la marge[2].

[1] De l’insertion urbaine à l’administration plurielle des migrants régionaux dans l’agglomération djiboutienne, Amina Saïd Chiré, 2018

[2] Ibid

 

A partir des années 2000, une transformation s’opère dans le parcours migratoire. La destination des exilés change et se concentre presque exclusivement sur le Moyen-Orient. Djibouti devient alors le territoire de transit privilégié entre la Corne de l’Afrique et la Péninsule Arabique. Cette route migratoire n’est pas nouvelle pour autant. Elle était empruntée par les esclavagistes de la région jusqu’à la fin du 19ème siècle pour relier l’Abyssinie aux royaumes de la Péninsule Arabique. Au début du 20ème siècle, le système s’est essoufflé, mais les routes migratoires sont demeurées en place. Elles profitent désormais aux passeurs qui font transiter des milliers de migrants vers les villes yéménites, en forte demande de main d’œuvre[1]. Puis le boom pétrolier en Arabie Saoudite attire pendant la deuxième moitié du 20ème siècle une émigration yéménite massive, créant un appel d’air pour la main d’œuvre éthiopienne dans un Yémen vidé[2].

Ce n’est que depuis les années 2000 que la migration en grand nombre des Éthiopiens cherche à atteindre la Péninsule Arabique en traversant le détroit de Bab el Mandeb, au nord d’Obock. Cette migration peut s’expliquer par différents facteurs. L’aspect économique est primordial. Depuis 2018 (Chiré, 2018), l’Éthiopie fait face à une situation économique précaire. Même si le pays affiche un taux de croissance de 8,5% en 2018, le taux de pauvreté reste élevé puisqu’il concerne 22% de la population, le produit intérieur brut est très faible (660$/hab), le chômage culmine à 25% et les perspectives d’emploi pour les jeunes manquent.

Depuis les années 2020, les chocs climatiques (sécheresses continues en Éthiopie, vagues d’infestation de criquets pèlerin) ont également impacté la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance, renforçant encore les départ des migrants hors du pays[3].

L’instabilité régionale a également joué un rôle amplificateur du fait migratoire. Une instabilité interne parfois accompagnée d’une forte répression (notamment suite aux tensions dans la région du Tigré et la recrudescence sporadique des violences depuis fin 2020) poussent de plus en plus de migrants à tenter leur chance en Arabie Saoudite (Lauret 2021). Quant à l’effondrement de l’État yéménite depuis le début de la guerre civile en 2014, il a permis aux réseaux de passeurs de prospérer, se plaçant comme une réponse à un vide du pouvoir et du monopole de la violence laissé par l’État à l’échelle locale (Lauret 2021).

Djibouti, dont la population est d’environ 819.000 habitants[4], a accueilli près de 100 000 migrants transitant par Djibouti sur leur route vers le Yémen puis l’Arabie Saoudite entre janvier et juin 2022 (avec près de 14,000 pour le seul mois de juin (72% d’homme, 22% de femmes et 6% de mineurs)[5].

Ils franchissent les frontières la nuit par le désert et les montagnes autour des villes de Dikhil, Galafi ou Ali Sabieh pour échapper aux contrôles de police.

[1] Passer les frontières dans la Corne de l’Afrique : trois logiques de survie autour des figures du réfugié, du passeur et du rebelle, Alexandre Lauret, 2021.

[2] Aux marges du monde arabe : Place du Yémen dans les itinéraires de migrants et de réfugiés érythréens, Thiollet H., 2004.

[3] A region on the move, 2020 Mobility Overview in the East and Horn of Africa and the Arabian Peninsula, IOM Regional Office for the East and Horn of Africa, 2021.

[4] Recensement général de la population et de l’habitat, Ministère de l’Économie, République de Djibouti.

[5] Displacement tracking matrix, East and Horn of Africa, Regional Snapshot: January – June 2022, IOM Regional data hub, 16 September 2022.

 

A Dikhil, dans le Sud de Djibouti, les migrants ont pour la plupart traversé la frontière au sud et ont marché plusieurs jours dans le désert. Arrivés en ville, épuisés, ils s’entassent dans des baraques de fortune. Le système est bien structuré. Positionnés à différents points de passage le long du corridor migratoire, les passeurs déplacent les migrants par groupes d’étape en étape, depuis les zones frontalières de Dikhil ou Galafi jusqu’à Obock, dans le nord du pays, où ils embarqueront vers le Yémen. Dès qu’un groupe part en mer, c’est l’ensemble de la chaine qui se déplace d’un cran.

Près de 200 migrants se regroupent dans une maison en chantier sur les hauteurs de la ville. Deux pièces sans porte d’une vingtaine de mètres carrés donnent sur une cour. Un fin mur encore en construction sépare la pièce des hommes de celle des femmes. Une fois toutes les femmes rassemblées dans la chambre qui leur est réservée, la place manque pour pouvoir s’allonger. Minoritaires par rapport aux hommes, recluses, mais sans même une porte pour fermer leur pièce aux intrus, ces femmes sont particulièrement vulnérables aux violences de genre.

Parmi les hommes, c’est la compétition pour montrer les plus grandes cicatrices reçues à la suite des combats en Éthiopie. Un homme a été brûlé sur une grande partie du corps et présente une cicatrice en étoile sur le ventre qui serait due à l’explosion d’une grenade.

Cette maison n’est pas un cas isolé à Dikhil. Des milliers de migrants sont laissés à eux-mêmes dans la ville. Ceux qui ont pu payer les passeurs reçoivent un maigre repas arrosé d’une eau insalubre. Les autres doivent mendier de quoi se nourrir une à deux fois par semaine auprès d’une population locale déjà mise sous pression par la rareté des ressources dans le pays.

Dans la rue, les migrants lavent leur linge dans la rivière qui traverse la ville, au milieu des bouteilles en plastique et autres détritus.

 

Amin, Oromo originaire d’Arsi, 28 ans, est arrivé il y a plusieurs mois depuis Diredawa avec quatre autres personnes. Ils avaient négocié avec les passeurs le trajet jusqu’en Arabie Saoudite pour 18,000 Birr éthiopiens (environ 350€). Arrivés à Dikhil, les passeurs leur ont demandé plus d’argent. Abandonnés là parce qu’ils ne pouvaient pas payer, ils mendient maintenant dans la ville pour survivre.

Amin travaillait comme fermier pour son père. Il a vendu tout ce qu’il avait et a même emprunté de l’argent à sa famille. Aujourd’hui, il rêve de retourner chez lui mais toutes ses terres ont été nationalisées pour la mise en œuvre de programmes de développement. « Plus rien ne peut nous aider là-bas. Qui va payer pour mon voyage jusqu’en Arabie Saoudite ? Tout ce que je désirais est parti en cendres ».

Avec l’intensification des tensions interethniques en Éthiopie et l’augmentation des arrivées de migrants sur le territoire djiboutien, il y a un véritable risque d’importation du conflit. Les dynamiques d’accueil tendent à se crisper, les populations locales partageant plus ou moins d’affinités culturelles avec les nouveaux arrivants.

En périphérie de la ville, un groupe d’une quinzaine de Tigré a trouvé refuge dans le restaurant d’une compatriote installée dans la région. Visiblement apeurés et dans un état de nervosité et de précarité affichés, ils disent être là depuis deux semaines. Ils ont fui l’Éthiopie avec d’autres jeunes dans la précipitation, fuyant les violences. « Les gens sont tous en prison là-bas. Ceux qui peuvent marcher traversent le désert. Les autres sont en prison. » Ils n’ont plus de nouvelles de ceux qui sont restés au pays, parfois même de leur femme ou de leur mari.

Ils vivent chaque jour dans la peur et cherchent à tout prix à être régularisés comme demandeurs d’asile : « nous ne voulons pas retourner en Éthiopie, nous voulons seulement des papiers. Même pour marcher nous avons peur. Beaucoup à Dikhil se cachent. Nous pouvons être mendiants, ce n’est pas grave, mais nous avons besoin de papiers. Nous avons peur de parler Tigré dans la rue. Ici, c’est une région Afar. Nous sommes intimidés et harcelés chaque jour. »

L’Organisation internationale pour les migrants (OIM) a pris contact avec le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (UNHCR) et l’Office National d’Assistance aux Réfugiés et Sinistrés (ONARS) qui a par la suite dispatché un véhicule pour les transporter jusqu’au camp de réfugiés de Hol Hol où ils ont été pris en charge.

 

Plus au nord, dans la ville frontalière de Galafi, un migrant, serveur dans un restaurant, nous confie à demi-mot, apeuré et sous couvert d’anonymat, qu’il a fui son pays où les factions en guerre ont tué sa famille. Effrayé par les autres serveurs, également Éthiopiens mais d’une ethnie différente, il refuse d’en dire davantage.

L’ensemble de la zone entre Galafi et Yoboki, autrefois point de passage prisé par les migrants cherchant à rejoindre l’Est de Djibouti, semble aujourd’hui désertée de ses migrants.

Ibrahim Mohamed, 23 ans, nous raconte que, pour atteindre le territoire djiboutien, il a contourné la frontière de Galafi à cause de la présence des policiers. Pour les éviter, son groupe d’une douzaine de personnes est passé par le désert, marchant pendant deux jours à travers les montagnes.

La route des migrants quitte Yoboki vers l’est, en direction des montagnes. Pour atteindre le Lac Assal et la route qui les conduira jusqu’à Obock, les migrants doivent passer par les régions désertiques entourant le village de Koussour-koussour.  En plus du risque de se perdre sur une route non balisée, les migrants doivent faire face à un climat particulièrement hostile où il faut parfois marcher plusieurs heures avant d’accéder au moindre point d’eau.

Depuis l’installation d’une base militaire dans la région il y a plusieurs mois, les flux passant par Koussour-koussour ont fortement baissé, voire ont quasi disparu. Les passeurs préfèrent maintenant contourner la zone par les montagnes pour éviter les contrôles. Ils quittent un peu plus les pistes et les faibles zones habitables pour s’éloigner davantage des points d’eau… mettant la vie des migrants encore plus en danger.

La situation n’est pas meilleure sur le reste du corridor migratoire en direction du nord. Une fois arrivés au niveau du lac Assal, ils continuent sur la route vers Obock. La chaleur dans la zone est étouffante, dans ce paysage de pierres volcaniques, aucun arbre ne permet de se protéger du soleil.

L’OIM a étendu les activités de sa patrouille mobile dans cette zone pour venir en assistance aux migrants épuisés et déshydratés. Cette activité vient compléter les patrouilles déjà réalisées sur le corridor nord depuis l’été 2020 pour les migrants qui reviennent du Yémen. Entre janvier et aout 2022, près de 4500 migrants ont pu être assistés.

 

Dans la ville côtière de Tadjoura, les migrants se regroupent le soir sur les hauteurs alentours, à proximité de la décharge publique. Un bidonville s’est installé progressivement sur les montagnes où près de 500 migrants ont trouvé refuge en attendant de pouvoir continuer leur route. Une attente de plusieurs mois pour certains qui devront gagner de quoi payer les passeurs pour la suite du trajet.

Les conditions de vie sont extrêmement précaires. Le riz est cuit dans des boites de conserve transformées en casseroles, l’eau provient de puits de fortune creusés dans le sol, un simple habit devra servir de matelas pour la nuit et il leur faut marcher plusieurs kilomètres jusqu’à la mer pour pouvoir se laver. Parmi eux, un nombre considérable d’enfants de 10 à 12 ans. Ils nous disent que sur une colline voisine, il y a le triple de migrants qui attend.

A Obock, dernière ville avant d’embarquer vers le Yémen, les migrants s’entassent à la périphérie, dans les quartiers de Fantahero ou d’Alat Ela. Pour les plus chanceux, ils trouveront un travail en ville qui leur permettra de subvenir à leurs besoins dans l’attente du départ, ou de payer le trajet aux passeurs. Ils travaillent comme serveurs dans les restaurants, dockers sur les quais, éboueurs ou coiffeurs improvisés sur la jetée.

Les passeurs les rassemblent ensuite sur les hauteurs d’Obock, au milieu du désert, où ils peuvent de nouveau attendre plusieurs jours pour monter à bord des 4×4 qui les conduiront jusqu’à la mer. Là, ils s’entasseront par centaines sur des radeaux qui partiront la nuit en direction du Yémen. En juin dernier, l’OIM a trouvé près de 100 migrants dans le désert. Ils attendaient une embarcation depuis quatre jours. Parmi eux, cinq mineurs non accompagnés âgés au plus de 15 ans.

 

La fermeture des frontières entre le Yémen et l’Arabie Saoudite depuis la propagation de l’épidémie de COVID-19 a stoppé net les aspirations des migrants éthiopiens en quête d’opportunités économiques.

Sur la route de Dikhil à Obock, les migrants qui retournent en Éthiopie croisent ceux qui partent vers le Yémen dans un ballet incessant d’ombres brûlées sur un bitume chauffé parfois à plus de 50 degrés.

Coincés au Yémen, pris au piège dans un pays en guerre, beaucoup finissent en prison ou à la rue, dans une grande précarité. Ceux qui souhaitent rentrer chez eux embarquent de nouveau sur les bateaux des passeurs en direction de Djibouti.

Les retours spontanés du Yémen ont atteint près de 4000 personnes entre janvier et juin 2022 (avec 266 pour le seul mois d’aout)[1].

Du fait de l’augmentation des interceptions des Gardes Côtes le long du littoral, les passeurs larguent les migrants de plus en plus loin, parfois à plus de 70 kilomètres d’Obock, la première ville. Une distance qu’ils doivent ensuite parcourir à pied à travers le désert, sans eau ni nourriture. L’absence de route goudronnée et le vent violent qui balaye le sable, effaçant et façonnant chaque jour de nouvelles pistes, rend l’orientation dans le désert quasiment impossible pour ces migrants. Certains partent dans la direction opposée, dans le désert profond qui va jusqu’à la frontière Érythréenne, diminuant drastiquement leurs chances de survie.

La première assistance d’urgence provient des populations locales qui partagent leurs maigres ressources en eau et nourriture. Pour soutenir cet effort, l’OIM a installé des citernes le long du corridor qui sont alimentées régulièrement par la préfecture d’Obock. Non seulement ces citernes, mises en place grâce aux financements de l’Union Européenne, augmentent les chances de survie des migrants en leur permettant de s’hydrater jusqu’à l’arrivée de l’Unité Mobile, mais elles permettent également de les orienter vers la ville d’Obock en balisant le chemin.

Les autorités, les membres des communautés locales, ainsi que les agents de l’OIM placés dans les villages le long de ce corridor migratoire, préviennent le bureau d’Obock à chaque nouvelle arrivée de migrants. L’OIM envoie alors rapidement son ambulance pour leur porter assistance. La rapidité du dispositif peut faire la différence entre la vie et la mort.

Les migrants assistés dans le désert sont ramenés jusqu’à Obock. Les plus vulnérables sont pris en charge au sein du Centre d’orientation et d’assistance aux migrants (COAM) de l’OIM où ils reçoivent un abri, de la nourriture, des kits hygiéniques et des vêtements en attendant de pouvoir bénéficier du programme de retour volontaire dans leur pays de l’OIM. En 2022, 1267 migrants ont été assistés dans le MRC. Parmi eux, environ 15% de mineurs et 13% de femmes[2].

 

 

[1] Displacement tracking matrix, East and Horn of Africa, Regional Snapshot: January – June 2022, IOM Regional data hub, 16 September 2022.

[2] Migration along the eastern corridor, report 30, as of 31 August 2022, IOM Regional Office for the East and Horn of Africa, 29 September 2022.

 
 
 

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