IRAK, NOVEMBRE 2022
Sur les hauteurs du mont Sinjar, il fait froid, en ce matin d’hiver. La pluie de la nuit a rendu les allées entre les tentes impraticables. La boue qui s’accumule à chaque pas alourdit les chaussures. Les voitures ne peuvent plus passer. Chaque famille est isolée l’une de l’autre.
Une centaine de tentes sont érigées autour d’une route centrale qui traverse les montagnes. Ici vivent des Yézidis depuis qui ont pris la fuite en août 2014, lorsque l’Organisation de l’État islamique (OEI) a pris le contrôle de la région et a génocidé leur population.
Barfi nous accueille à l’entrée d’une de ces tentes. Le séjour est austère : quelques coussins sont placés ça et là sur une bâche en contact direct avec un sol dur. Divisée en plusieurs pièces, l’habitation est partagée avec trois autres familles, soit une vingtaine de personnes. Revenue dans la région après une courte fuite au Kurdistan, Barfi vit ici depuis 6 ans.
Suliman Khalaf, qui habite depuis huit ans une tente voisine, se rappelle comment il est arrivé ici. Le 2 août 2014, l’OEI lance une offensive contre le Kurdistan iraquien. À l’issue d’une brève bataille menée par les peshmergas, le village de Sibay est un des premiers à tomber aux mains des forces djihadistes. Le 3 août, c’est la ville de Sinjar qui est à son tour occupée. Fuyant les combats, des milliers de personnes se retrouvent sur la route. Suliman en fait partie. Quand les combats se rapprochent de chez lui, il s’entasse avec trente autres personnes dans une voiture pour fuir les violences. La voiture les dépose au pied du mont Sinjar, qu’ils escaladent en pleine nuit. Quand ils arrivent au sommet, à une heure du matin, sa femme, son fils et son petit-fils, épuisés par la marche et la peur, sans nourriture dans le ventre, tombent, évanouis.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), 20 000 à 30 000 personnes se retrouvent bloquées en quelques jours dans ces montagnes du nord de Sinjar[1]. Là-haut, la situation est critique. Certaines femmes se sont retrouvées sans famille, et sont particulièrement vulnérables. D’autres familles ont laissé derrière elles les mères, les grand-mères, trop vieilles, incapables d’affronter le dénivelé… elles sont maintenant aux mains de l’OEI. Et il y a les problèmes d’approvisionnement. Pour trouver de l’eau, il faut marcher deux heures jusqu’à un puits en contrebas de la montagne. La déshydratation fait des ravages. Suliman se souvient d’un homme qui, n’y tenant plus, a bu de l’huile de cuisine pour étancher sa soif. Les hivers, très froids, font également des ravages. Dans les premiers temps, sans aide internationale, ils doivent ramasser les maigres ressources en bois pour se chauffer, et se cousent des chaussettes chaudes à partir de leurs coussins.
La peur est omniprésente. L’OEI encercle la montagne, harcèle la population yézidi, et menace les camps. Une partie des familles qui y résident décide de prendre la fuite vers le Kurdistan. Harassées, les femmes qui ont des nourrissons ont du mal à porter leurs enfants à travers les montagnes. Les corps des bébés, morts de faim dans les bras de leur mère, sont abandonnés sur la route.
Barfi fait partie de ces femmes qui ont fui vers le Kurdistan. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est parvenu à leur garantir un passage à travers la Syrie. Barfi s’entasse alors avec trois autres familles dans une voiture. Avec une quinzaine de personnes à bord, il fait chaud et il est difficile de respirer. Les combattants de l’OEI, mis au fait de leur fuite, les pourchassent et leur tirent dessus. Barfi et sa famille réussissent à s’échapper et atteignent Seje, dans le Kurdistan iraquien.
Sur place, comme dans la plupart des zones du Kurdistan qui voient arriver massivement des populations en fuite, les camps de déplacés sont débordés. Les familles s’orientent alors vers des immeubles encore en construction pour trouver un abri. Barfi et sa famille s’installent dans une des ces trois-cents ossatures d’immeuble déjà occupées par sept-cents familles. Avec du tissu en nylon et des morceaux de bois, elle construit des murs pour la séparer des trois autres familles habitant également les lieux.
Barfi survit avec sa famille dans la peur. En 2016, ils décident de retourner sur le Mont Sinjar. Son mari part en premier pour repérer les lieux. Il n’en revient jamais. Barfi ne peut l’expliquer. Sans nouvelle depuis, elle ne sait pas s’il s’est fait kidnapper, ou tuer. Seul le vide reste.
[1] Thousands find shelter in Iraqi Kurdistan after escaping Mount Sinjar, UNHCR, 12 August 2014, available online : https://www.unhcr.org/news/latest/2014/8/53e9fe2d9/thousands-find-shelter-iraqi-kurdistan-escaping-mount-sinjar.html
Malgré tout, Barfi et les siens prennent la route à leur tour. Sur le Mont Sinjar, la vie est très difficile. Les hivers très froids succèdent aux étés très chauds. Leur tente, qu’elle parvient à acheter grâce à ses maigres économies, n’isole que très peu, voire pas du tout.
Sept-cents familles de déplacés vivent encore dans ces montages où la neige tombe drue chaque hiver. Parmi elles, des enfants en bas âge. L’attente du retour dans leurs villes et villages d’origine se prolonge malgré une relative sécurité dans une région complètement nettoyée de l’OEI depuis des années.
Dans le reste du Kurdistan Iraquien, on estime aujourd’hui que ce sont encore près de 200 000 Yézidis qui vivent déplacés dans des camps ou des maisons de fortune. Ceux qui souhaitent rentrer dans leur village d’origine sont face à une impasse. Avec leur maison probablement détruite et leurs biens volés, ils se retrouvent sans le sou et ne peuvent compter que sur l’assistance des organisations humanitaires ; dont la présence dans la région se tarit cruellement jour après jour.
D’autres, comme Harfa Mussa Mohammed, préfèrent rester là où ils ont fui : « On est partis en décembre 2014. Notre nom était sur une liste. Un voisin nous a dit de fuir tout de suite, que l’OEI viendrait pour nous ou nos enfants. Des voisins qui étaient sur cette liste ont été kidnappés et ne sont jamais revenus. Je ne veux plus jamais retourner là-bas. »
Maintenant installée dans les alentours de Dohuk, Harfa a pu ouvrir une ferme avec son mari grâce à une bourse de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Une quinzaine d’employés s’affairent à labourer la terre et cueillir les piments cultivés sous serre. Harfa n’a recruté que des déplacés qui ont fui les conflits. Jusqu’alors sans emploi, les travailleurs peuvent lentement reconstruire leur vie grâce à la ferme. Mais le nombre de déplacés sans moyen de subsistance reste très important. Harfa doit renvoyer presque chaque jour des gens qui viennent sur sa ferme en quête d’opportunités.
De Dohuk à Sinjar, le temps semble s’être arrêté pour les Yézidis, entre un déplacement prolongé à l’extrême et un retour toujours plus incertain dans des villes en ruine.
Huit ans après le début du génocide, les plaies sont encore à vif. À Sinjar, les murs criblés de balles et les décombres rappellent sans cesse la violence des combats. Avec 80% des infrastructures publiques et 70% des habitations civiles détruites pendant la guerre, toute la région garde de profondes cicatrices de la guerre.
Dans Sibay, à quelques dizaines de kilomètres de Sinjar, la vie peine à reprendre son cours. Les rues sont vides. Les maisons sont détruites. Quelques familles ont repris possession des lieux. Ils hantent, comme des spectres, cette ville fantôme. Seul le bruit du bétail parvient à briser le silence. Sur les sept mille familles qui habitaient la zone, seules cent soixante-neuf sont revenues. Et vingt ont complètement disparu, sans laisser de trace[1].
Chacun porte le poids des souvenirs et les voix ne sont plus que murmures, pour ne pas déranger la mémoire des morts. Le traumatisme est partout. Tout le monde a été affecté et a une histoire à raconter : un épicier qui a pris la fuite vers Mossoul ou Dohuk, un chauffeur de taxi qui a perdu un proche dans les combats, un berger qui n’a plus de nouvelles de sa fille… Les récits sont glaçants.
Merza Qasim Suliman Mahe, gérant d’une des rares épiceries de Sibay, se souvient de son retour en 2020. Dans sa maison en ruine, les photos de proches parents, morts pendant le génocide, tenaient encore debout. Aujourd’hui, Merza souffre encore des années de fuite au Kurdistan, de la peur de la guerre et des difficultés pour survivre dans les camps. Il en garde de profondes séquelles psychologiques. Sa colère, et ses problèmes pour la gérer, l’ont lentement isolé de ses amis et de sa famille. Il suffit d’un mot, d’un nom qui évoque un parent ou un voisin tué, une femme disparue, pour que ses larmes se mettent à couler. Grâce au soutien de l’OIM, Merza vend des produits de première nécessité dans sa petite épicerie. Avec ce travail, sa vie s’améliore doucement. La stabilité d’un revenu régulier l’aide également à gérer ses angoisses et ses colères.
[1] IOM, December 2022
Je rencontre Shireem chez elle. Elle a pu se réinstaller il y a deux ans dans la région, grâce au soutien de l’OIM, qui aide les Yézidis à reconstruire leur maison. Elle nous parle d’un charnier, que nous avons vu plus tôt dans le centre-ville de Sibay.
En 2014, sa nièce et son fils tentent de fuir l’OEI avec un groupe. Mais ils sont arrêtés. La trentaine d’hommes est séparée des femmes. Les hommes sont massacrés, les femmes sont réduites en esclavage. Le fils de la nièce de Shireem est touché à trois reprises, près des reins, à l’épaule et dans le dos. Il fait le mort sur la pile de cadavres jusqu’à ce que l’OEI quitte les lieux 6 heures plus tard. À la nuit tombée, il se met en route vers la montagne. Blessé et perdant beaucoup de sang, il lui faut 48 heures pour monter les 9 kilomètres jusqu’à l’abri. D’autres déplacés, qui étaient partis chercher de la nourriture, le trouvent par terre, non loin du camp. Il survit.
Mais Shireem n’a jamais reçu de nouvelles de sa nièce. Elle ne sait pas si elle est morte ou vivante. Il arrive encore aujourd’hui que des personnes kidnappées par l’OEI reviennent dans les villages. Alors elle ne s’autorise pas à perdre espoir. Plus de 2700 personnes sont toujours portées disparues. Certaines sont retenues captives par l’OEI. Il est difficile de savoir où se trouvent les autres, ou si elles sont encore vivantes. Sans nouvelle, il est impossible pour les survivants de faire le deuil des membres de la famille, des amis ou des voisins disparus. Beaucoup reposent anonymement dans des fosses communes qui attendent toujours d’être exhumées pour en identifier les corps[1].
Shireem a reçu une bourse de l’OIM pour l’aider à développer une activité génératrice de revenus à Sibay. Elle a acheté une dizaine de moutons qu’elle élève dans son jardin voisin. Avec ses fils et l’aide de l’OIM, elle a reconstruit la maison familiale.
[1] More Support Needed for Survivors of the Sinjar Massacre, IOM, 4 August 2022. Available online: https://iraq.iom.int/news/more-support-needed-survivors-sinjar-massacre.
Non loin de là, en périphérie de Tall Azir, Qawal Murad Fendi cultive la terre. Rentré lui aussi en 2020 après un long déplacement au Kurdistan, il a commencé à reconstruire sa maison et sa ferme. Lui a profité de la confusion pour fuir les combats in extremis avec sa famille. Mais les cinq enfants de ses voisins ont été massacrés par l’OEI, nous raconte-t-il avec émotion. C’est vers la Syrie qu’il est parvenu à fuir avec sa famille, pour ensuite rejoindre le Kurdistan. A côté de Dohuk, dans la commune de Sharia, ils ont trouvé refuge dans un bâtiment en construction, sans porte ni fenêtre. Les prix des denrées avaient explosé et il était très difficile d’acheter de quoi se nourrir, surtout avec les faibles moyens qu’ils leur restaient. Après trois mois très difficiles, ils ont été relocalisés dans un camp nouvellement construit où parvenait l’aide humanitaire internationale. Installés à huit dans une même tente, ils ont vécu là-bas pendant six ans.
Quand ils ont entendu que de plus en plus de familles rentraient, ils se sont décidés à les suivre. Leur maison avait été endommagée par les combats. Les fenêtres et les portes avaient été détruites. L’OEI avait pris tout ce qu’ils avaient : leur voiture, leur tracteur, le blé, le générateur… Il avait perdu pour 100 millions de dinars irakiens de biens (approx 65 000 euros).
En juillet dernier, Qawal a reçu une bourse de l’OIM lui permettant de recruter sept travailleurs additionnels parmi la communauté. Ils cultivent des aubergines, des tomates, du maïs, des oignons et du blé. Ses produits sont vendus dans les localités voisines d’Al-Baaj et Sinjar.
Huit ans ont passé depuis le vacarme des bombes et la course folle pour la survie. Avec le bruit des explosions qui s’en est allé, c’est aussi l’attention médiatique qui a déserté les lieux. Les Yézidis sont laissés quasiment à eux-mêmes dans la difficile tâche de la reconstruction des villes et des esprits. Les ruines reposent au milieu des rues, des jouets d’enfants dépassent encore des décombres. Sur place, on s’est habitué à ce décor de guerre. Il fait maintenant partie du paysage.
À Sinjar, Sibaye et dans les autres villes de la région, les larmes des survivants coulent encore pour les disparus. Entre un deuil impossible pour des gens disparus sans laisser de trace et une incapacité à reconstruire la ville sans aide internationale, les Yézidis vivent dans les limbes. Leur déplacement n’en finit pas, et le retour reste impossible.
L’OIM a lancé un appel aux bailleurs en août dernier. Les fonds disponibles pour déblayer les décombres et reconstruire les infrastructures et les habitations s’amenuisent d’année en année, malgré des besoins toujours conséquents.
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